Centre de recherche et d’enseignement
des géosciences de l’environnement
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FOCUS | Joanna Charton

Postdoctorante en géomorphologie glaciaire et géochimie au Lamont-Doherty Earth Observatory

Ancienne doctorante au CEREGE, elle s’est spécialisée dans l’étude des paléoglaciers passés pour mieux comprendre leur évolution et leur interaction avec le climat dans le passé, le présent et le futur. Son parcours atypique, débuté par des études littéraires, l’a conduite à explorer les archives naturelles des environnements glaciaires, des Alpes aux Kerguelen en passant par le Grand Caucase, et aujourd’hui au Groenland.

Un parcours atypique : rien ne la prédestinait à étudier les glaciers ! 

Ma relation avec la science du climat et géomorphologie glaciaire — si je puis dire — n’a vraiment pas été directe. Il y a quelques années, j’ai découvert les travaux de Claude Lorius, qui a joué un rôle majeur dans la découverte des bulles d’air fossiles emprisonnées dans les carottes de glace de l’Antarctique. Même si cela peut sembler cliché, cette découverte m’a profondément inspirée et m’a motivée à travailler dans ce domaine. À partir de ce moment, j’ai su que je voulais, à mon échelle, contribuer à retracer l’histoire des glaciers et du climat. Mon seul problème à l’époque — et il était de taille — c’est que j’étais étudiante en double licence Histoire et Géographie à Panthéon Sorbonne (Paris I), avec uniquement un bac littéraire et une hypokhâgne en poche. En somme, un parcours littéraire ayant mis de côté les disciplines scientifiques fondamentales tôt dans mon cursus scolaire.

Déterminée à changer de voie, j’ai contacté Vincent Jomelli, chercheur CNRS au CEREGE spécialisé en géomorphologie glaciaire, et décroché mon premier stage de recherche sur l’étude des paléoglaciers groenlandais. Ces premières investigations ont suscité mon intérêt et m’ont conduite à approfondir la question des datations cosmogéniques. Dans cette lignée, j’ai rapidement été co-encadrée par Irene Schimmelpfennig, chargée de recherche CNRS au CEREGE, pour la partie géochimie. Grâce à leur aide précieuse, ainsi qu’à mon travail et à ma détermination, j’ai pu intégrer, le Master STPE d’amU, rattaché au CEREGE, puis obtenir une bourse ministérielle pour réaliser une thèse au sein de l’équipe Climat du CEREGE sous leur supervision. Mon passage au CEREGE a donc été déterminant dans ma carrière académique et m’a beaucoup appris sur le plan analytique et scientifique.

Pourquoi étudier les glaciers du passé ?

L’objectif principal de mes recherches est de retracer l’évolution des glaciers sur des échelles de temps centenaires et millénaires pour comprendre leur histoire passée et leur relation avec le climat, dans un environnement qui n’était pas influencé par les activités anthropiques. Comprendre cette évolution est primordial aujourd’hui, notamment pour évaluer le retrait actuel des glaciers et le lien avec le changement climatique. L’étude des interactions entre glaciers et climat nous fournit ainsi des clés de compréhension précieuses pour interpréter les changements actuels et anticiper leur évolution future.

Ainsi, pour explorer les glaciers dans le passé, nous nous intéressons aux traces laissées par leur passage dans le paysage : les archives géologiques glaciaires. En effet, les glaciers sont des agents érosifs puissants : en s’écoulant, ils arrachent des morceaux de roche à leur lit et les transportent. Lors de leur retrait, ces roches sont abandonnées dans le paysage sous forme de débris rocheux appelés moraines, ou des blocs isolés et épars, appelés blocs erratiques. Notre rôle, en tant que géomorphologues, est de déchiffrer ce paysage pour comprendre les processus géomorphologiques à l’origine de ces formations au fil du temps.

Les blocs de roches transportés par les glaciers peuvent ensuite être datés grâce aux isotopes cosmogéniques produits dans la roche. La concentration en isotopes cosmogéniques est en effet proportionnelle au temps d’exposition de la roche au rayonnement cosmique après la déglaciation. Ainsi, en mesurant la concentration des isotopes cosmogéniques à la surface des roches, nous obtenons des informations sur le moment à partir duquel le glacier a amorcé son retrait.

Equipe franco-sud-africaine lors d’une mission de terrain dans les Alpes françaises sur le site du glacier de St Sorlin

Vallée du glacier Shkhara, Géorgie (©Vincent Jomelli)

Echantillonnage de dépôts de glacier rocheux dans les Alpes françaisesThibaut Vergoz)

Le travail sur le terrain et en laboratoire en géomorphologie glaciaire

Pour mesurer la concentration en isotopes cosmogéniques, il faut d’abord se rendre sur le terrain pour collecter des échantillons de roche de surface sur des morphologies glaciaires (comme des blocs de moraine, blocs erratiques et roches moutonnées). Pendant ma thèse au CEREGE, la pandémie COVID-19 m’a empêchée de participer à une mission dans l’Archipel des Kerguelen. Cependant, j’ai eu l’opportunité de travailler sur le terrain dans les Alpes françaises (voir par exemple Charton et al., 2021) et d’effectuer quatre missions dans le Grand Caucase, principalement en Russie et en Géorgie, dans le cadre du projet international « Déglaciation dans le Grand Caucase », piloté par le CNRS (PI : Vincent Jomelli). Avec des sommets dépassant les 5000 mètres d’altitude, le grand Caucase est une région montagneuse peu urbanisée, ce qui en fait un terrain privilégié pour les géomorphologues. Au-delà de l’analyse scientifique de l’évolution des glaciers dans ces vastes territoires, cette expérience est humaine : nous logeons souvent chez l’habitant ou sous tente au pied des glaciers, où nous nous interagissons avec les communautés locales et croisons des bergers à cheval. Sur les marges des glaciers étudiés, nous prélevons des kilos d’échantillons de roche, que nous rapportons ensuite en France dans nos valises. Une fois les échantillons arrivés au CEREGE, ils sont broyés, puis entièrement dissous dans des acides dans les laboratoires dédiés du LN2C (Laboratoire National des Nucléides Cosmogéniques) pour extraire l’isotope cosmogénique de notre choix. La concentration en nucléides cosmogéniques, permettant de déterminer la durée d’exposition de la roche après la déglaciation, est ensuite mesurée sur le spectromètre de masse par accélérateur et par l’équipe ASTER.

L’Archipel des Kerguelen : un point de contrôle dans l’océan Austral 

Mes recherches de thèse ont principalement porté sur la reconstruction de la chronologie des glaciers sur l’Archipel des Kerguelen (49°S, 69°E) et la compréhension des paléoclimats associés depuis les derniers 40 000 ans grâce aux nucléides cosmogéniques. Ces recherches s’inscrivent dans le cadre des projets ANR MARGO, Les Envahisseurs (LabEx Dynamite) et LEFE Glacepreker. Situé dans l’océan Indien austral, ce territoire français constitue un observatoire unique pour étudier l’évolution des glaciers puisqu’il s’agit d’un des rares secteurs à abriter de nombreuses morphologies glaciaires datant de périodes anciennes. Fait intéressant, l’archipel abrite également le glacier Ampère, le plus grand glacier français. Les résultats de mes recherches, présentés lors de ma soutenance de thèse le 7 mai 2024, ont permis de mettre en évidence plusieurs points originaux :

  • L’extension maximale des glaciers sur l’archipel a eu lieu il y a ~42000 ans pendant le Stade Isotopique Marin 3 (60 000 – 26 500 ans). Cette extension a été plus importante que pendant le Dernier Maximum Glaciaire (26500 – 19000 ans) alors que les reconstructions paléoclimatiques, notamment celles des températures, montrent des conditions peu favorables à des avancées glaciaires à ~42000 ans . Nous faisons alors l’hypothèse que des précipitations plus importantes ont joué un rôle majeur dans cette avancée. Ces résultats ont été valorisés dans la revue Quaternary Science Reviews (Charton et al., 2024 ; en préparation).
  • Pendant la période de l’Holocène (11700 ans – présent), nos recherches montrent que les glaciers de l’archipel des Kerguelen ont évolué de façon originale par rapport à d’autres régions des moyennes latitudes de l’hémisphère Sud (comme la Nouvelle-Zélande et la Patagonie). Les glaciers des Kerguelen étaient en effet plus petits pendant une grande partie de l’Holocène, puis ont connu leurs dernières culminations glaciaires à la fin de cette période (il y a ~2600 ans, ~1000 ans, ~430 ans et ~300 ans). Nous attribuons ces avancées à une localisation plus au nord du front polaire, qui a apporté des eaux de surface océaniques plus froides à la latitude de l’archipel (Charton et al., 2022). De plus, nos travaux montrent que les glaciers recouverts de débris rocheux ont eu, à la fin de l’Holocène, une dynamique distincte des glaciers blancs, car cette couverture de débris modifie leur comportement d’écoulement (Charton et al., 2020). Par ailleurs, les travaux sédimentologiques de notre équipe dans un fjord des Kerguelen confirment que ces glaciers ont déjà été plus petits qu’aujourd’hui (Chassiot et al., 2024).
  • Enfin, une étude dirigée par Deborah Verfaillie, que j’ai co-signé, a permis de mettre en évidence, grâce à l’utilisation d’un modèle glaciologique contraint par nos datations cosmogéniques, la disparition complète de la calotte glaciaire Cook sur l’archipel d’ici 2100 (Verfaillie et al., 2021). En plus des conséquences écologiques majeures pour les espèces endémiques, la fonte des glaciers affectera aussi le bloom phytoplanctonique de l’océan Austral, alimenté par la farine glaciaire issue de l’érosion, laquelle joue un rôle clé dans la pompe à carbone océanique.
 

Mes travaux de thèse m’ont finalement permis de mieux comprendre les variations des glaciers des Kerguelen et leur singularité dans l’hémisphère Sud.

Vallée du glacier Gentil, Archipel des Kerguelen (©Adrien Gilbert)

Et maintenant quoi ?

Pour la suite, j’ai rejoint le Lamont-Doherty Earth Observatory de l’Université de Columbia à New York pour un postdoctorat au sein du groupe de recherche sur les nucléides cosmogénique dirigé par Joerg Schaefer. Mon objectif : contribuer à retracer l’histoire de la déglaciation de la calotte groenlandaise en mesurant les concentrations d’isotopes cosmogéniques, à la fois couramment utilisés (36Cl, 10Be, 26Al) et émergents (41Ca), dans des carottes de roche et sédiments prélevés sous la calotte. Je travaille notamment sur la carotte de roche forée en 1993 sous la carotte de glace  GISP2 de plus de 3 km de profondeur, au centre du Groenland,  ainsi que sur les sédiments sous glaciaires du site de Camp Century, un site militaire américain occupé pendant les années 1960, pendant l’apogée de la Guerre Froide, situé au nord-ouest du Groenland. Ces échantillons uniques, oubliés pendant des décennies dans des congélateurs au Danemark, ont récemment été redécouverts, ouvrant la voie à de nouvelles analyses.

Je contribue notamment à mettre au point une nouvelle approche, qui consiste à associer pour une des premières fois le chlore-36 avec le béryllium-10 et l’aluminium-26. Cela nous permettra de déterminer l’âge d’enfouissement de ces matériaux sous-glaciaires, c’est-à-dire de dater quand dans le passé, le Groenland a été presque entièrement déglacé, puis recouvert de nouveau par la calotte glaciaire. Par exemple, une étude parue dans Nature (Schaefer et al., 2016) a montré que le Groenland a été presque entièrement déglacé au moins une fois au cours des 1,1 millions d’années passées. Cependant, le couple d’isotopes utilisé dans cette étude (26Al/10Be) ne permet pas de détecter avec précision les périodes d’enfouissement de moins de 500 000 ans, durant lesquelles la calotte aurait recouvert la roche en place. En utilisant le chlore-36 et le calcium-41, dont les demi-vies sont plus courtes (~300 000 ans et ~99 000, respectivement) permettant une meilleure résolution, nous espérons affiner ce scénario et, potentiellement, identifier des phases de déglaciation du Groenland lors d’anciens « super-interglaciaires » (périodes particulièrement plus chaudes et/plus longues), tels que le Stade Isotopique Marin 11 (424 000 – 374 000 ans), le Stade Isotopique Marin 9 (337 000 – 300 000 ans) ou encore le Stade Isotopique Marin 5e/Eémien (130 000 – 115 000 ans). Ces résultats seront cruciaux, car ils nous permettront de déterminer comment la calotte glaciaire a réagi aux réchauffements passés, d’identifier les zones spécifiques de la calotte ayant contribué aux premières élévations du niveau de la mer et de déterminer les échelles de temps de ces changements. L’objectif est d’apporter de nouvelles données pour affiner les projections futures du comportement de la calotte groenlandaise. Ces recherches s’inscrivent notamment dans le cadre du projet GreenDrill, financé par la US NSF.